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« Le peuple existe-t-il ? » – Quand la linguistique éclaire les enjeux de l’éducation populaire

Lors de la journée de lancement du cycle des 80 ans de Peuple et Culture, Donalie-An Tran a proposé une réflexion linguistique sur la notion de « peuple ». À travers une analyse sémantique, elle interroge : comment un mot aussi chargé d’histoire et de contradictions peut-il encore nous rassembler ? Son intervention montre que la réponse ne réside pas dans une définition figée, mais dans l’usage que nous en faisons – un usage qui, précisément, est au cœur de l’éducation populaire.

Un mot aux multiples visages

D’emblée, une évidence s’impose : « peuple » est un terme fuyant. Les dictionnaires eux-mêmes peinent à en cerner les contours. Tantôt synonyme de totalité (« ensemble d’êtres humains vivant en société »), tantôt renvoyant à une partie de cette société (« le plus grand nombre, opposé aux élites »), le mot oscille entre unité et fragmentation. « Multitude » dans les définitions anciennes, « ensemble » dans les acceptions modernes, il suggère tour à tour une communauté unifiée et une catégorie sociale clivante.

Cette ambivalence n’est pas neutre. Elle révèle une tension politique : « peuple » peut désigner un sujet souverain (« le peuple français ») ou une classe dominée (« le peuple contre les puissants »).

« Personne ne dit spontanément "je suis le peuple", note-t-on. Ce mot nous échappe dès qu’on tente de le définir. » Une indétermination qui interroge : comment un terme aussi mouvant peut-il fonder une action collective ?

Singulier, pluriel… ou indénombrable ?

L’analyse linguistique révèle une autre particularité : « peuple » résiste au dénombrement. Contrairement à « population » (comptable, mesurable), « peuple » est un nom massif – on ne dit pas « un peuple, deux peuples » pour quantifier des individus, mais pour évoquer des entités politiques ou culturelles distinctes.

« En français, "le peuple" est un massif, une entité que l’on pense comme un tout – ou que l’on divise en classes, explique-t-on. Il échappe à la logique comptable. » Une différence majeure avec l’anglais « people », qui se laisse plus facilement quantifier. « Cette singularité linguistique n’est pas anodine : elle oppose une vision politique ("le peuple acteur") à une vision administrative ("la population à gérer"). »

« Peuple et Culture » : un nom à l’épreuve du pluriel

Pour illustrer cette ambiguïté, un exercice simple est proposé : que se passe-t-il si l’on fait varier les déterminants ?

  • « Un peuple, une culture »« Les peuples, les cultures »« Nos peuples, nos cultures ». « Ajouter ou retirer un "s" change tout, observe-t-on. Cela pose la question : parlons-nous au nom d’une entité unifiée, ou reconnaissons-nous une diversité de groupes, d’appartenances, de luttes ? »

Cette variation résonne avec les enjeux contemporains des droits culturels. « Les droits culturels défendent la liberté de s’identifier – ou de ne pas s’identifier – selon des critères mouvants. L’identité n’est pas une case à cocher, mais un processus. »

Dépasser les définitions : la palabre comme pratique politique

Plutôt que de chercher à fixer le sens de « peuple », l’enjeu serait de créer les conditions pour en discuter. « La langue n’est pas un code figé, mais une matière vivante, incarnée, qui se transforme dans l’échange. »

Cette approche rejoint la fonction poétique du langage – cette capacité à jouer avec les mots, les détourner, les réinventer dans le dialogue. « Discuter, débattre, conter… Ces actes en apparence simples sont en réalité des résistances face à un monde qui voudrait nous réduire au silence ou à la consommation passive de discours tout faits. »

« Le peuple n’existe pas comme une essence, conclut-on. Il existe dans les luttes, les récits, les rencontres – et dans la manière dont nous choisissons d’en parler. »

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